FEUQUEDEUPE

Je suis l’Amérique. La vraie. Celle des peaux rouges et des billets verts.

A l’échelle de la vie, je suis une adolescente. Une gamine pleine d’avenir que 500 années d’existence ont à peine commencé à forger. Mais à l’échelle du monde, je suis une mère de famille. Une pondeuse forte de milliards d’enfants. Actuellement, j’en ai 320 millions à charge. Et toujours le même plaisir à les voir grandir. Pour être honnête, je me serais cru lassée depuis le temps. En général, la répétition des choses amenuise la curiosité et fractionne l’attention. Du coup, je pensais ne plus pouvoir offrir qu’un regard machinalement bienveillant et faussement concerné à mes dernières générations ; sans faire faire de leur existence le point cardinal de la mienne. Ne plus avoir grand-chose à branler d’elles, en gros. Mais ce n’est pas le cas.

Du moins pas autant que le prétendent certains.

Car si l’on s’épanche sur mon indignité en tant que mère, c’est très souvent par jalousie. Je suis les Etats-Unis d’Amérique. Je suis jeune, grande et forte. Mon style est massif, mon pouvoir sans limite. Du coup, j’alimente les frustrations de celles qui rêveraient de me ressembler et les fantasmes de ceux qui ne pourront jamais me conquérir. Ce qui agace chez moi séduit tout autant : ma désinvolture devant la crise, mon aisance face aux scandales politiques, mon aplomb à mentir pour partir en guerre… En fait, peu osent l’avouer mais beaucoup de pays donneraient tout pour être à ma place. Ils vendraient leurs frontières pour se sentir jeunes et souverains comme je le suis. Les entendre médire n’est donc qu’une demi-surprise.

Mais ce n’est pas grave, je les encule.

Et je les encule d’autant plus sereinement que je sais ce que je suis et ce que je fais pour mon peuple. Mes méthodes seraient sujettes à caution. Pas assez orthodoxes. Soit. Mais les résultats parlent pour moi. Éduqués à tout tester, mes petits ont su conquérir le monde. Musiques, économie, sports, sciences, mode, arts,… rien ne leur échappe. Ils s’essaient à tout et modèlent chaque discipline à leur image. Certains sont d’ailleurs tellement doués qu’à peine accomplis, leurs prodiges sont déjà dupliqués à l’autre bout du monde. Alors oui, je me fais une bonne idée de l’influence que je peux avoir autour de moi. Sur mes enfants comme sur mes détracteurs. Et ça me rassure dans mes choix : je suis une bonne mère.

Tiens, lui par exemple, c’est Stephen.

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C’est l’un de mes derniers trésors. Pur produit de ma fabrique sportive, il a grandi dans des structures qui lui ont permis de cultiver son don très tôt. Il a été entraîné dès le jour où il a été capable de marcher et payé dès celui où il a commencé à gagner. Son truc à lui, c’est le basketball. Comme beaucoup. Mais comme personne en fait. J’en ai eu des fils basketteurs, notamment un particulièrement génial qui survolait littéralement ses adversaires sur un terrain. Mais Stephen, c’est différent. Il est moins aérien que son aîné voltigeur mais le sol, il ne fait que l’effleurer quand il joue. Ses prouesses balle en main sont tellement irréelles que même les non-initiés sont incrédules devant la virtuosité du spectacle. Et quand il lance le ballon vers l’arceau, c’est simple : si la perfection faisait parler la poudre, ce serait le 4 juillet tous les soirs sur le terrain. Si vous rajoutez à cela sa beauté, ses bonnes manières et sa fortune, facile de comprendre pourquoi tout le monde me l’envie.

Et aussi pourquoi j’en tire bien immodestement autant de fierté et de crédit.

Pour autant, si je veux être honnête, je dois avouer ne pas toujours être la plus impliquée des mamans. Je gerbe les intellos qui me le reprochent mais sous couvert de confidence, je reconnais que mes rejetons sont parfois livrés à eux-mêmes. On me dit légère, dilettante. Négligente même. A ma décharge, je rappellerai que ces défauts ne sont jamais que l’apanage de la jeunesse. Et pour ce qui est de la distance entre mes enfants et moi, il n’y a là rien d’accidentel. Au contraire. Je voulais les voir très tôt s’émanciper de ma tutelle et se créer un monde à leur mesure. Sauf que cette distance est devenue éloignement. Au point que je me sente étrangère à leurs yeux par moment : non seulement je ne pige plus leurs choix, mais je me sens incapable d’en infléchir le sens. Comme si le contact entre nous avait été rompu et qu’ils n’étaient pas pressés de rouvrir la ligne.

Lui par exemple, c’est Martin.

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Martin aussi je l’ai gâté, comme Stephen. Il a grandi dans tout le confort que je pouvais lui offrir. Il n’a jamais manqué de rien et sait même souvent demander quoi faire de l’excédent. Grâce à moi, il a suivi des études prestigieuses, obtenu des diplômes de renom et vu s’ouvrir des portes dont beaucoup ignoraient jusqu’à l’existence. Il a aussi, en dépit de son faciès de rongeur gominé, pu tringler des tombereaux de bourgeoises impressionnées par son cursus de nanti. Une fois son petit empire bâti, je pensais qu’il aurait pris conscience de sa chance et qu’il se serait mis à en redistribuer les bienfaits autour de lui. Mais c’est l’exact opposé qu’il a fait. Il s’est mis à spéculer sur la soif de survie de patients en phase terminale. Des malades du SIDA. Comme s’il avait voulu s’assurer que plus une goutte d’espoir ne coulerait dans leurs veines pourries. Sans m’en rendre compte, j’ai donc laissé mon propre système éducatif créer l’un des plus abominables fils de pute de l’ère moderne.

Etant sa mère, je ne peux en éprouver qu’un orgueil limité.

En prenant du recul, cette histoire m’a fait comprendre que beaucoup de mes enfants allaient mal. Y compris ceux que l’abondance aurait dû préserver. J’ai fini par découvrir ces tares pernicieuses qui les affligeaient, à force d’inertie et d’abstention. Au tout début, je me défendais, criant à qui voulait l’entendre que seuls échouaient chez moi ceux qui n’étaient pas aptes au succès. Que leur plantage était congénital en quelque sorte, aussi inévitable pour eux qu’un selfie de pute pour une Kardashian. Ils appelaient pourtant à l’aide depuis longtemps, mes petits. Mais ce n’était pour moi que quelques voix capricieuses dans un chœur d’approbations. Trop sûre de moi, j’ai nié cette détresse, feint qu’elle n’existait pas. J’ai développé une cécité sélective pour ne plus focaliser mon attention que sur ceux de mes enfants qui réussissaient. J’ai fait d’eux mes modèles d’exposition pour en mettre plein la gueule aux jaloux de tout bord. Et j’en ai profité au passage pour soulager une conscience de moins en moins tranquille.

Lui là, c’est Kendrick.

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Et l’art dans lequel il excelle, c’est le rap. Le monde entier se l’arrache. Moi, son succès me met à l’aise. Qu’on se comprenne : j’aime que ses prodiges musicaux soient reconnus à leur juste valeur. Sa manière de courber les mots et de varier les flows confine à la poésie la plus pure et mérite le respect. Inconditionnellement. Et d’ailleurs au début, fallait pas me prier pour chanter ses louanges. J’en venais même à revendiquer sa gloire comme la mienne. Comme si j’avais orchestré son ascension depuis le début et que le mérite m’en revenait. Et je suis encore tentée de le croire des fois. Mais voilà, j’ai cerné la faille : s’il est aujourd’hui si populaire, c’est parce qu’il a chanté son mal-être et celui des siens. Son talent, c’est une chose mais ce sont la misère et l’injustice qui l’ont inspiré et fait de lui la voix d’un peuple. Moi, j’ai fait que dalle pour l’aider à percer. A part créer cette misère et cette injustice justement. J’ai laissé des connards en uniforme le persécuter, des connards en costard jeter aux chiottes ses CV et des connards en kaki lui dire que son salut était dans l’armée. Une course d’obstacles vouée à le détruire en somme. Mais lui en est sorti invincible.

D’où ce sentiment mitigé le concernant.

Avec du recul, je mentirais si je disais ne pas avoir eu des doutes sur mes méthodes. Déjà très tôt , je m’étonnais de voir certains de mes enfants en suspendre d’autres à des branches d’arbres. Mais je me disais qu’ils étaient juste un peu turbulents. Comme n’importe quel môme laissé sans surveillance. Et puis j’étais une jeune maman à l’époque. Donc je m’en battais forcément un peu la race. Je voulais juste construire des grands immeubles, exporter mes films et faire rêver des tas de pays. En plus, tout le monde était patient avec moi. Complaisant même. Donc je ne m’inquiétais pas plus que ça. Après tout, mes principes étaient tous : soit largement cautionnés, soit remis en cause du bout des lèvres… Même quand j’ai rasé un morceau du Japon, on ne m’a rien dit ! C’est que je devais être dans le vrai, non ? Ou alors que je ne suis pas la seule à blâmer aujourd’hui… 

Mais bon, c’est derrière, tout ça. J’évolue. Je fais attention désormais. D’ailleurs j’entends que ça chahute violent à l’étage. Encore Donald qui fout le bordel à tous les coups.

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Je ne sais pas ce qu’il a, il ne tient plus en place depuis quelques mois. Je ferai p’tet bien d’aller le voir avant qu’il casse tout.

M.J.C