ROMANCE X

50

Parce qu’elle se sait rébarbative, la vie s’évertue à nous maintenir alertes et réceptifs en distillant dans nos quotidiens des plaisirs aussi infimes qu’indispensables.

Entendre son téléphone vibrer une heure seulement après avoir réussi à dompter un sommeil capricieux ne figure évidemment pas parmi eux.

Et lorsqu’en supplément, l’intempestif message électronique s’avère être la critique d’un film dont chacun pouvait prédire huit ans avant sa sortie qu’il serait scandaleusement pauvre, le déplaisir s’en trouve décuplé.

Certes, la situation aurait pu être plus préoccupante : l’auteur du message incriminé aurait pu me réveiller pour me dire qu’il avait adoré le film ; détruisant ainsi non seulement mon repos mais également l’estime que j’avais pour lui.

Mais ce n’est là qu’une maigre consolation.

Oui, car l’adaptation cinéma de 50 Nuances de Grey – c’est de ce film dont il est question – était vouée à devenir un gâchis de pellicule. Pas la peine de troubler mon repos pour me confirmer l’évidence.

Les spectateurs étaient prévenus. Même Paco Rabanne avait pressenti le naufrage de ce que les plus influents de nos cinéphiles avaient pourtant annoncé comme un chef d’œuvre de luxure et de subversion.

Hélas, Laurent Weil et consorts n’ont pas dû prendre la peine de traîner sur Internet ces 20 dernières années, sans quoi ils auraient appris que le seuil de tolérance de l’Occidental moyen aux images prétendument salaces avait sensiblement évolué depuis ULLA et son 36 15.

Mais le film ne m’intéresse pas.

En effet si lui ne suscite – à raison – aucun mouvement ni de foule ni de ma personne, le livre dont il est inspiré, en revanche, ne cesse de m’intriguer.

A ce jour, j’ai dû lire une quinzaine de lignes sur les 1720 pages que comptent les trois tomes de la saga 50 Nuances. C’est peu.

De ce bref et ennuyeux moment de lecture, il ne me reste rien. Tout au plus me souviens-je avoir ouvert le bouquin en espérant tomber sur une scène de sexe honteusement détaillée. Et trouver ainsi l’assistance que ni ma copine ni ma box, ces grosses putes, ne devaient vouloir me donner ce jour-là pour parvenir à mes fins.

De fait, ma légitimité à parler de ces romans frôle le néant. Ça tombe bien, ce n’est pas mon intention.

Je laisse volontiers l’analyse de l’intrigue à celles qui ont (re)découvert leur clitoris à la lecture des précieux ouvrages. Et éventuellement à ceux qui ont (re)découvert, par effet domino, que leur moitié n’était pas seulement une domestique frigide et acariâtre mais aussi une pompeuse de queue hâtive et maladroite.

Non, moi ce qui me fascine, c’est le phénomène 50 Nuances. Le souffle qui l’accompagne.

Avec lui, des bataillons entiers de ménagères frustrées et de lycéennes libidineuses ont convergé vers les rayons « Livres » de la FNAC pour la première fois de leur existence.

Elles se sont mises à dévorer ces romans avec une avidité qu’on ne leur connaissait que pour les émissions de téléréalité et les sandwiches riches en graisses saturées.

Les plus radicales d’entre elles en sont même venues à harceler l’auteure pour qu’elle leur livre de nouvelles aventures du businessman néo-sadien et de son bout de viande écervelé, à peine la dernière parution parcourue.

A titre de comparaison, on a vu des junkies au dernier stade de leur addiction réclamer leur dose avec plus de dignité. Whitney Houston comprise.

Mais alors, pourquoi condamner ces bouquins ? Comment oser en parler avec mépris ? Au nom de quel élitisme littéraire ôter tout mérite à des écrits qui ont converti des cancres irrécupérables en lecteurs boulimiques ?

Honnêtement, je ne vois pas.

E.L. James a réussi là où Zola, Proust, Hugo et Balzac ont échoué : réconcilier des traumatisés de la lecture avec la cause de leur angoisse.

Elle n’a certes pas, aux dires d’esprits plus érudits que le mien, révolutionné les canons de la littérature mondiale ; loin s’en faut.

Mais consciemment ou non, elle est parvenue à dégripper des méninges que l’on croyait promises, sous l’action d’une culture de masse abrutissante, à une rouille précoce et irréversible.

Et ça, ce n’est pas rien.

Alors même si après examen minutieux il s’avère que les pages de 50 Nuances de Grey auraient davantage mérité d’être publiées sous forme de rouleaux triple épaisseur et vendues par paquet de dix en supérette, on ne leur enlèvera pas le miracle qu’elles ont accompli.

Et on s’inclinera même. A quatre pattes. En attendant que le fouet de l’humilité vienne tancer le cuir frondeur de notre suffisance.

C’est bien le minimum.

M.J.C.

NB : malheureusement, ce discours optimiste quant à la vertu incontestable de la lecture vaut aussi pour les dernières livraisons de Zemmour et Trierweiller. Et ça fait mal aux doigts rien que de l’écrire.